Lybie, FN de Herstal et libre marché

Le plus étonnant, dans les processus révolutionnaires en cours dans le monde arabe, n’est pas que divers gouvernements occidentaux – si pas tous – aient activement soutenus ou passivement toléré des régimes dictatoriaux, non. Le plus étonnant est que certains puissent s’en étonner, et ne pas voir dans ces « pratiques  diplomatiques » des habitudes scélérates dictées par « nos » intérêts économiques.

Décortiquer certains débats parlementaires permet alors de déceler quelques épluchures putrides laissant filtrer la réalité affligeante et nauséabonde des vrais intérêts – et à quel point, avant cette indignation affectée, « tous les partis étaient favorables à l’octroi des licences ((Alain Onkelinx, PS, Parlement wallon, 10 novembre 2009, voir http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2009_2010/CRIC/cric24.pdf))», ou même qu’après l’arrêt du Conseil d’État suspendant les licences d’exportation d’armes vers la Libye, on en entendait « réaffirmer que nous sommes évidemment d’accord pour qu’on poursuive la procédure d’octroi des licences ((Idem. Comme le document parlementaire le précise, il s’agit de « l’exportation définitive d’armes au profit du 32ème Bataillon des Forces d’élite de l’Armée libyenne », voir page 13))».

Quelques extraits choisis ((Ce qui suit est tiré d’un document du Parlement wallon, séance publique de commission, Commission des Affaires générales, de la Simplification administrative, des Fonds européens et des Relations internationales, 20 septembre 2010. Voir http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2009_2010/CRIC/cric169.pdf )) :

– M. le Président. « L’ordre du jour appelle la question orale de M. Miller à M. Demotte, Ministre-Président du Gouvernement wallon, sur « la FN Herstal » et la question orale de M. Tiberghien à M. Demotte, Ministre-Président du Gouvernement wallon, sur « le sens à donner aux déclarations du cabinet de Monsieur le Ministre-Président suite à l’annonce du contrat conclu par la Libye pour une commande d’armes à la Russie ». La parole est à M. Miller pour poser sa question.

M. Miller (MR). Monsieur le Président, Monsieur le Ministre-Président, chers Collègues, on a appris fin du mois d’août que la FN ne bénéficierait pas du super contrat annoncé d’armes légères à destination de la Libye. Ce contrat, qui aurait dû faire suite à celui de 12 millions d’euros pour lequel vous aviez octroyé les licences d’exportation, aurait dû s’élever à quelque 111 millions d’euros. L’impression générale au moment où vous avez octroyé les licences était que vous étiez pris en otage par la FN: « Sans cet accord, le contrat suivant sera manqué ». Or, la Russie a obtenu ce contrat en l’intégrant à un colossal marché de 1,8 milliard de dollars. Que s’est-il passé ? La FN a-t-elle réellement eu ce contrat entre les mains ? Dans l’affirmative, quels sont les éléments autres que commerciaux qui auraient pu amener la Libye à revoir sa décision ? Certains semblent incriminer une responsabilité de la Région Wallonne : qu’en pensez-vous ? Quelles conséquences sociales et économiques pour la FN, et ce d’autant plus qu’on a appris dans la foulée qu’un plan stratégique est en préparation qui inquiète le personnel ? Le personnel s’est exprimé à travers ses organisations syndicales, la FGTB et la CSC, cette dernière a insisté sur la nécessité d’une politique commerciale soutenue efficacement par son seul actionnaire, la Région wallonne. Dès lors, quelles conséquences éventuelles de cet échec commercial sur la reforme de la procédure que vous avez annoncée et que nous attendons avec impatience ?

M. le Président. La parole est à M. Tiberghien pour poser sa question.

M. Tiberghien (Ecolo). Monsieur le Président, Monsieur le Ministre-Président, chers Collègues, le dossier de livraison d’armes à Libye n’en finit pas de rebondir. D’une part, l’affaire des premières licences d’exportation à destination de la Libye est toujours pendante sur le fond au Conseil d’État, je n’y reviens pas. D’autre part, la presse a largement rendu compte d’un contrat que la Libye aurait conclu avec la Russie et qui rendrait caduque une commande d’environ 111 millions d’euros passée (ou en voie d être passée) par la même Libye à la FN. À la suite de cette annonce, et selon Le Soir du 26 août dernier, votre Cabinet aurait déclaré : « Nous n’avons pas à nous prononcer là dessus. La Région wallonne n’a absolument pas à se sentir responsable de quoi que ce soit dans ce dossier ». Je voudrais vous interroger sur le sens exact qu’il convient d’accorder à cette déclaration. Rappelons tout d’abord, que suite à l’annonce du contrat avec la Russie, les protagonistes de la FN n’y vont pas par quatre chemins. La FGTB déclare :

Nous allons connaître une baisse d’activités à partir de 2011 avec la perte de 52 CDD à partir du mois d’octobre (FGTB). La commande libyenne aurait pu compenser cette baisse d’activités La direction renchérit : la commande libyenne était un contrat qui aurait offert du travail à 400 personnes de manière intermittente pendant 4 à 5 ans

Pour rappel, la Région wallonne est l’actionnaire unique du groupe Herstal SA, et il me semble qu’elle devrait être en mesure de confirmer ou d’infirmer l’existence de ce contrat ou, tout au moins, de fournir des informations sur ce qu’était son état d’avancement réel » (…)

…Les protagonistes continuent leur débat, avec cette idée générale qui transparaît ici ou là que l’analyse d’un dossier – de contrat de vente d’armes – « doit nécessairement être réalisée en dehors de toute considération de type purement économique ou commercial », en garantissant « toujours mieux le respect des principes éthiques tout en veillant à un équilibre par rapport aux objectifs économiques, sans subordonner l’un à l’autre »… palabres politiciennes qui caractérisent la fonction politique en général plus qu’une quelconque particularité nationale, et qui s’expriment donc, de façon sensiblement différente, dans tous les pays, européens et autres.

A les écouter, on croirait presque ce mythe de l’équilibre entre éthique et intérêts économiques une réalité. Outre que l’on voit déjà dans la précision « de ne pas subordonner l’une à l’autre » une formule rhétorique contenant secrètement l’aveu qu’au fond l’une a plus d’importance que l’autre – car comment peut-on mettre en équilibre économie et éthique là où tout devrait être subordonné à cette dernière ? –, il ne faut pas oublier, et nous le rappelions il y a peu ((Voir « Réel camouflet pour un parti vendu aux intérêts dominants« )), ce à quoi l’on s’expose lorsqu’on remet en cause la liberté d’investissement et les accords commerciaux :

«Ce qui est consacré par les accords bilatéraux sur les investissements qui sont soumis à votre examen, c’est le principe de la libre circulation la plus complète des investissements et de la suppression des dernières limites à l’action des entreprises privées pour maximiser leur profit au détriment des États et de leurs compétences fondamentales en matière de respect des droits humains, en matière de respect des droits sociaux, en matière de respect de l’environnement, ou tout simplement en matière de respect et de promotion de l’intérêt général. Aux sociétés transnationales, toutes les possibilités, toutes les facultés, aux États toutes les obligations. Le plus fort avec ces accords bilatéraux sur les investissements dont la filiation par rapport à l’accord multilatéral sur les investissements est tout à fait avéré, auront les mêmes effets dévastateurs que cet accord multilatéral sur les investissements quand ils seront mis bout à bout ((Interpellation de Vincent Decroly le 28 mars 2002, Voir archive du parlement http://www.dekamer.be/doc/PCRI/pdf/50/ip217.pdf)) ».

… Le député Decroly l’a payé de son poste, pas de sa dignité.

D’aucuns nous rappellent s’il le faut cette suprématie économique qu’à la fois ils avouent en voulant la taire. « Quoique l’on pense des ventes d’armement, il me semble utile de garder à l’esprit les enjeux économiques et ceux liés à l’emploi généré par ce secteur. Comme le rappelle fort justement la DPR ((Déclaration de Politique Régionale)) , avec 30 entreprises employant 3.000 travailleurs, générant 4.600 emplois indirects, le secteur de la Défense est un vecteur d’activités et d’emplois importants pour notre Région. Il se caractérise notamment par la maintien en Wallonie de grandes entreprises leader mondial dans leur secteur et possédant dans notre Région leur centre de décisions. La Fabrique nationale, quant à elle, emploie 1.300 personnes et donc, devrait au moins générer 2.000 emplois indirects ((A. Onkelinx, PS, Parlement wallon, 10 novembre 2009, voir http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2009_2010/CRIC/cric24.pdf. Lorsque les noms sont seuls cités, il faut considérer qu’ils sont tirés de ce document parlementaire))»;  Acculés à l’oukase concurrentiel, ils s’épanchent parfois dans leurs rêveries diurnes feintes : « Je le dis, j’appelle de mes vœux un monde parfait, ou plus aucune arme n’est fabriquée, vendue et utilisée. En attendant, des armes se fabriquent, se vendent et sont utilisées un peu partout dans le monde, il faut bien l’admettre » (A.Onkelinx)… d’où suinte cette puissance de la résignation intéressée : «on fait un sale métier mais malheureusement, il faut que certains le fassent » (C. Defraigne, MR), attendant toujours d’un autre qu’il agisse alors qu’on sait pertinemment que cet autre hypothétique se refusera d’agir pour les mêmes raisons que nous:

Monsieur le Ministre-Président, vous le savez comme moi, les armes que nous ne vendrons pas avec toutes les garanties que j’ai énoncées, d’autres les vendront

Leurs positions s’éclairent lorsqu’on se rappelle que leurs enfants tomberont très peu probablement sous les balles des armes qu’ils vendent…

Il n’a donc jamais été de mise dans les enceintes parlementaires, comme dans les lieux où l’on gouverne, de heurter le marché. C’est là une logique bien capitaliste, qui repose sur deux fondements intrinsèquement liés à sa structure, donc à la société qu’il engendre :

  • L’enrichissement des multinationales, de ceux qui les dirigent (les actionnaires) et les gère (les patrons), prime sur toute éthique ;
  • Le travailleur, dépendant de cet enrichissement – que ce dernier soit ou non distribué « équitablement »– pour la reconstitution de sa force de travail mais également pour assurer la consommation nécessaire à la survie du système, dans son combat pour conserver son emploi, lutte conjointement pour la perpétuation d’une production, que celle-ci soit insoutenable ou non pour la terre et l’homme ((Consulter à ce sujet « Quelques points communs entre Parti du travail de Belgique et capitalisme« )) :  « Nous allons connaître une baisse d’activités à partir de 2011 avec la perte de 52 CDD à partir du mois d’octobre. La commande libyenne aurait pu compenser cette baisse d’activités. » … la « commande libyenne » surpasse de potentiels abus, lointains dans le temps et dans l’espace… d’autant plus que brillent ici et là les « position commune européenne » et autres critères d’exportation, « traçabilité », « enregistrement des armes », « marquage », « garanties de respect des droits de l’homme », « éthique » de la vente – comment une vente d’arme peut-elle être éthique! –, qui font aux indécis surmonter leurs doutes. S’ajoutent les bras ouverts de divers dirigeants occidentaux aux dictateurs nouvellement intronisés dans quelques instances officielles, rendant plus sereins ceux qui savent pertinemment à quel commerce odieux ils se livrent. « Il faut quand même expliquer aux travailleurs de la FN comment quelqu’un qui retrouve, et c’est la décision de la communauté internationale et de l’ONU, une forme de droit de parole, même si c’est dans une perspective stratégique et diplomatique qui vise à préférer mettre la Libye sous une certaine forme de contrôle et sous le regard acéré des organisations internationales plutôt que livrée à elle-même dans la nature avec les conséquences que l’on sait, est ensuite jugé selon d’autres critères pour ce qui concerne la livraison d’armes ((C. Defraigne, voir http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2009_2010/CRIC/cric24.pdf)) »; « En ce qui concerne les relations purement commerciales hors secteur de l’armement avec la Libye, chacun sait que ce pays offre de plus en plus de possibilités, compte tenu de son retour sur la scène internationale » (M. Demotte, Ministre-Président du Gouvernement wallon).

Fermons Herstal, Opel Anvers, et leurs jumelles

Toutes ces positions cristallisent parfaitement l’absurdité de ce monde. Elles décrivent, tout en nourrissant la réalité sociale, la continuité d’une logique qui mène au combat des uns contre les autres, loin de cette spécieuse « mondanéité », espace virtuel chimérique où se rencontreraient un paysan berbère et un producteur de lait wallon, un apiculteur américain et un riziculteur asiatique… La marée noire causée par BP, dans sa soif inextinguible de profit, au large des côtes du golfe du Mexique, mettra clairement en exergue les conflictualités latentes qu’engendre ce système. D’un côté, les retraités britanniques ayant placé leur pension dans des actions de BP, liés maintenant au devenir du géant pétrolier, de l’autre les riverains et pêcheurs de Louisiane ayant perdu leur emploi, leur milieu naturel, leur paysage ; et des deux côtés, on l’oublie, la perte de cette richesse de faune et de flore :

« Le cas des retraités britanniques présente un intérêt particulier au moment où, sous la contrainte des marchés financiers, les États européens « réforment » les systèmes de protection sociale. Car la réduction continue du remboursement des dépenses de santé ou du montant des retraites a précipité — c’était prévu, c’était voulu — nombre de salariés dans les bras des assurances privées ou des fonds de pension. Au Royaume-Uni, de tels fonds ne pouvaient qu’être aguichés par les 8,4 milliards d’euros annuels de dividendes de BP. L’entreprise pétrolière, qui trône au sommet du London Stock Exchange, en est donc venue à garantir à elle seule le sixième de leurs revenus (…) Cependant, les États-Unis n’étant ni une zone de non-droit ni un petit pays dont le président s’agite comme une marionnette avant de céder devant une multinationale, ils n’hésitent pas à se défendre contre la destruction de leur flore et de leurs rivages : chaque baril de pétrole (159 litres) répandu en mer fait encourir une amende de 4 300 dollars au pollueur. Autant dire qu’une nappe de pétrole qui pourrait égaler dix-sept fois celle de l’Exxon-Valdez en Alaska risque de faire regretter aux actionnaires de BP les petites économies que leur compagnie a réalisées pour maximiser ses profits (…) Lorsque le président Barack Obama fit savoir que l’entreprise pétrolière paierait les conséquences de sa négligence, l’ancien ministre travailliste Tom Watson s’est donc inquiété d’« une crise sérieuse pour des millions de retraités au Royaume-Uni » (…) Prendre « des millions » de salariés en quête de sécurité après une existence de labeur et les transformer en automates rapaces qui mettent leurs espoirs au diapason des dirigeants de BP plutôt que des pêcheurs de Louisiane, telle est au fond la vérité de ce système. Crise après crise, il met à nu les solidarités dévoyées grâce auxquelles il tient encore ((Retraites et marée noire, le Monde Diplomatique, juillet 2010, voir http://www.monde-diplomatique.fr/2010/07/HALIMI/19356#nb1)).

Il va de soi dès lors, dans ce cas, que la réforme des systèmes de protection dans nos contrées doit faire l’objet d’un âpre combat car la retraite par capitalisation propulsera plus loin cette lutte des uns contre les autres dès lors que les travailleurs dépendront pour leur pension de la « bonne » activité d’une entreprise en temps présent. Mais ce combat est largement insuffisant, et le Cas Herstal comme celui d’Opel Anvers soulignent l’aporie d’un système qui repose sur une croissance continue de la production, quelle que soit celle-ci, dans le dessein d’un accroissement des profits. Système dans lequel le travail perd tout son sens pour l’homme et donne tout son sens au commerce : « il n’y a pas de droits de l’Homme sans droit au travail » (C. Defraigne ((Pour rappel, citation issue de http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2009_2010/CRIC/cric24.pdf)))

Si règne le productivisme concurrentiel, il ne faut plus s’étonner ou trouver « préoccupant de constater que des armes de ce type –  circulent désormais parmi la population ((http://www.grip.org/fr/siteweb/default.asp)) ». La FN de Herstal et le Gouvernement wallon pensaient-ils que le contrat de vente d’armes à un dictateur contenait automatiquement une « clause d’utilisation saine ».

Pourrait-on imaginer dans ce monde, de fermer la FN Herstal, de fermer Opel Anvers et tout ce qui détruit hommes et nature, non pas dans une logique de délocalisation mais de disparition, en intégrant celle-ci dans un plan de transition pour les travailleurs financé provisoirement par la taxation sur les grosses fortunes, une meilleure progressivité de l’impôt et une réelle taxation sur les bénéfices des entreprises?

Pourrait-on juste l’imaginer…

A.P

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