Le « Metro » n’est pas gratuit

Ce qui semble parfois des plus anodins et pétri de ce qu’on aime à appeler «neutralité» peut, lorsqu’on enlève le vernis de la présentation, s’avérer des plus nuisibles; le démaquillant critique est pourtant souvent des plus difficiles à mettre en place, car la chose paraissant tellement favorable il en arrive souvent que chercher même à remettre en question par l’analyse critique cette idée répandue relève comme de l’hérésie. Pourquoi par exemple porter à la critique cette bonne œuvre qu’est la distribution d’un journal d’information, gratuit, dans des lieux publics de passage disséminés dans toute la ville, sans qu’on doive même dévier de sa trajectoire quotidienne pour l’obtenir, pourquoi y verrions-nous l’objet d’une critique outre que positive ? Qui pourrait se plaindre de jouir d’une presse gratuite à l’heure où tout est payant ?

Et qui pourrait d’autant plus s’en outrer dès lors que l’œuvre recueille l’assentiment. Car le principe semble plaire, « From New York to Paris or Hong Kong to Mexico » ((Sauf mention contraire, les citations proviennent du site principal de Metro ou de sites nationaux. http://www.metro.lu/, http://www.metrotime.be, http://www.metrofrance.com/)), fort d’un concept international déjà développé dans 21 pays et 69 éditions, Metro s’est rapidement imposé comme un titre incontournable en France, lancé le 18 février 2002 à Paris et Marseille, puis à Lyon le 15 mars suivant, à Toulouse le 19 janvier 2004, à Lille le 2 février 2004, à Bordeaux le 7 mai 2004, à Nice le 6 décembre 2004, à Nantes, Rennes et Strasbourg le 1er février 2005 et à Cannes le 20 mars 2006, Metro est distribué quotidiennement du lundi au vendredi à 736.732 exemplaires.

736.732 exemplaires, rien qu’en  France, une audience totale de 2.983.330 en Belgique, des millions de journaux chaque année en Europe : rédaction, diffusion, distribution, site internet… tout cela gratuit, « alors que certains journalistes véreux osent encore vendre des journaux »… Ce compte de fée ne cache-t-il pourtant pas certains intérêts occultes ? Le gratuit n’est-il pas bon vendeur ? A constater le déploiement de Metro dans le monde, avec ses divers lieux de don, dans des gares, des stations de métro, mais aussi dans les écoles supérieures, les universités, les magasins, les entreprises… ce distributeur magnanime, cette multinationale de la presse gratuite, ne tire-t-elle pas profit de sa position. Car qu’est ce qu’un journal commercial dans une société dominée par la publicité, sinon le lieu de rencontre entre des lecteurs et des annonceurs ; ces médias « ont un produit à vendre et un marché où elles veulent le vendre : le produit, ce sont leurs lecteurs, et le marché, ce sont les annonceurs. Donc la structure économique d’un journal est de vendre des lecteurs à d’autres entreprises ((Chomsky, N., Comprendre le pouvoir, Tome 1, Les Editions Aden, Bruxelles, 2005)). » Gratuit, facilement accessible, attractif, relaxant, pas « prise de tête », que peuvent rêver de plus à la fois l’annonceur : des millions de lecteurs, tous les jours de la semaine, un public « jeune, membre d’un bon réseau de faiseur de tendances ((La définition « marketing » du terme: Personne qui fait ou établi la tendance. Les trend setters sont des personnes qui par leur personnalité, leur position sociale ou professionnelle peuvent avoir une influence sur l’évolution de la mode ou sur l’adoption de nouvelles technologies. Ils peuvent être approchés ou « recrutés » par les marques ou des agences marketing à l’occasion de lancement de produits ou « surveillés » pour détecter de nouvelles tendances… http://www.definitions-marketing.com/Definition-Trend-setter)), riche en argent mais pauvre en temps (sic), avec un appétit médiatique sain (sic !) et modifiant perpétuellement ses goûts ((« Young, well networked trend-setters, cash-rich but time-poor, with healthy media appetites and perpetually shifting tastes )) », que peuvent donc rêver l’annonceur et le média Metro ? Tous deux grands bénéficiaires.

Mais outre cette diffusion qu’aucun rédacteur en chef n’aurait même pu rêver, le public cible sied particulièrement au système de journalisme de marché : « des millions de travailleurs métropolitains dans les rues, les autobus et les trains sur le chemin du travail ((« Millions of industrious metropolitans take to the streets, buses and trains on their way to work »)) ». De jeunes travailleurs qui aspirent à dépenser le salaire qu’ils vont gagner dans la journée pour l’achat d’articles dont on fait la publicité dans le Metro. Car ce « journal », au contraire d’autres titres qui ont besoin de la publicité pour survivre mais dépendent également des achats en kiosque et des abonnements, ne vit que grâce aux annonceurs. Ceux-ci veulent donc en savoir le plus possible sur leurs lecteurs, et quoi de mieux que de faire croire à ces derniers qu’ils choisissent le contenu de ce qu’ils lisent ((Pour une illustration convaincante de cette réalité, on consultera avec intérêt https://www.metropanel.fr/Portal/default.aspx)). Dans un jeux de fourbes bien orchestré, cette presse où l’info est leurre se présente comme celle qui cherche à connaître ses lecteurs et leur goût pour adapter son offre: « Metro a appris à bien connaître ses lecteurs locaux urbains et a redéfini ses offres afin de fournir le contenu exact qu’ils voulaient ((« Metro has come to know its local urban readers well and has refined its offering to deliver exactly the content they want »)) »; là où cette connaissance sert simplement à améliorer le travail des publicitaires: « une telle connaissance parfaite du marché local peut fournir des évaluations précieuses aux annonceurs qui cherchent à atteindre ce public exigeant ((« Such excellent local market knowledge can provide invaluable insights to advertisers looking to reach this demanding audience »)) … soit à adapter le contenu publicitaire à un public en escomptant de meilleurs ventes. Dès lors, outre un lieux de rencontre entre des annonceurs et des lecteurs-produits, cette presse se veut plus intrusive, discrétionnaire, puisqu’elle glane désormais des infos dans les foyers même des lecteurs, qu’elle s’empresse de remettre à ceux qui sont leurs véritables employeurs : les annonceurs, et donc les multinationales, lesquelles à leur tour leur suggéreront gentillement d’adapter leur contenu : « Les sociétés ne se contentent plus de demander aux éditeurs et aux producteurs de devenir de facto leurs agences publicitaires, en inventant des façons d’annoncer en douce leurs produits dans des articles et des photos : elles demandent aux magazines de devenir de véritables agences de publicité en les aidant à créer leurs annonces. De plus en plus de magazine s’adonnent à cette recherche de marchés et transforment leur lectorat en groupe de discussion, afin de fournir à leurs clients le plus possible de cette chère « valeur ajoutée » : un profil démographique hautement détaillé de leur lectorat, élaboré au moyen de sondages et de questionnaires sophistiqués ((Klein, N., No Logo. La tyrannie des marques. Editions Actes Sud, 2002, p.82)) ».

Dans ce journalisme qui n’en est plus, le journal n’est plus un support d’information mais un présentoir publicitaire ; dans ce lieu de vente, où l’offre des annonceurs créent et rencontrent la demande de lecteurs réceptacles passifs, l’information est un prétexte, un appât pour mieux attirer l’acheteur vers la publicité. Dès lors, dans ce jeu où nous savons qui perd, pourquoi ne pas confondre information et annonces en créant des publicités camouflés sous l’aspect d’articles ((« Faux article, vraie pub », voir

http://www.lalibre.be/culture/mediastele/article/225891/faux-article-vraie-pub.html))?

Pour les articles qui restent, et qui sont « vrais », Metro se contentera de l’attribut publicitaire que lui confère sa forme même et qui plaît tant aux annonceurs, celle qui épouse le cycle aliénant du travail où l’on préfèrera consulter des pages avec de courts articles au vocabulaire simple, parsemées d’images publicitaires présentant les objets qu’on voudrait nous faire acheter avec l’argent qu’on récolte en allant au travail, distrayant, pas trop sérieux, que le navetteur fatigué consultera distraitement sur le chemin du labeur, un peu à la manière avec laquelle il regarde la télévision le soir, chez lui, après le travail. Cette presse où l’information est un prétexte condamne la presse, la réduit à un cadre d’exposition publicitaire qui n’a pour le contenu – ce qu’on devrait savoir – qu’une piètre opinion. Elle est une presse qui « permet de dire non aux limites », même celles qui font d’elle un simple instrument de marketing, même la limite qu’elle n’aurait pu dépasser car elle signait sa disparition ((Voir la publicité pour la voiture, tirée du magazine Victor, supplément du journal Le Soir du samedi)).

C’est cette presse qui adore le scandale, car il fait croître le public mis en contact avec l’annonce, recherche le scoop pour les mêmes raisons, délaissent l’article de fond, ce qui nécessite du temps, de la réflexion, de l’arrêt, de la remise en question. C’est cette presse qui appauvrit le débat, le limitant au stricte cadre du prépensé. C’est cette presse qui tue la presse, celle qui survit encore, en la poussant dans les tréfonds de la dépendance publicitaire ; c’est cette presse qui nous rend débile et consommateur, et qui fera qu’un jour on ne saura même plus qu’une vraie presse a existé…

Aborder cette presse sous l’angle de sa fausse gratuité offre un angle de critique judicieux pour la compréhension de sa logique nauséabonde. Car « la prolifération de [cette] fausse gratuité, payée par la publicité, et dans laquelle l’objet de la transaction est le lecteur ou le spectateur lui-même ((Vraie et fausse gratuité, Jean-Louis Sagot-Duvauroux – Manière de Voir, décembre 2007- janvier 2008)) », cache ce qu’elle est réellement en évacuant la transaction pécuniaire directe, autrement dit l’acte d’achat. « Derrière l’apparence, il y a une transaction marchande classique, avec client, fournisseur et marchandise. Le client est un annonceur publicitaire, le fournisseur un diffuseur de programmes – ou d’informations –, et la marchandise, un téléspectateur – ou un lecteur. Ce que le client achète au fournisseur, c’est du « temps de cerveau humain disponible (…) Le contenu est gratuit, et c’est bien normal, parce que le contenu, c’est l’asticot. Le pêcheur n’exige pas de la tanche qu’elle finance l’asticot. Gratuit pour la tanche, mais financé par le pêcheur, puis par l’amateur de tanche qui lui achète sa prise. Transaction cent pour cent marchande. Zéro gratuité ((Ibid.)) ».

A quand, alors, l’autodafé des présentoirs Metro et de leur contenu?

A.P

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