La force du nombre (1)

La radicalité se mesure trop souvent en fonction d’une minorité agissant différemment de la masse, au lieu de se faire à l’aune d’une certaine norme morale. Dans ce cadre, on ne questionne pas les valeurs portées par la pensée dominante, prise comme neutre idéologiquement, mais uniquement l’écart par rapport à cette norme majoritaire arbitraire. Dès lors, ce qui est majoritaire paraît ne plus pouvoir être reconnu comme du domaine du radical.

La voiture en est un bon exemple. Ceux qui la critiquent, d’emblée marginaux dans une société où la bagnole a conquis les espaces et les esprits, sont, dès qu’ils expriment cette divergence, perçus plus à travers leur statut minoritaire qu’en fonction de la pertinence que pourrait avoir leur prise de position. Le règne de la quantité pensante prend le pas sur la qualité dialectique ; c’est sur ce terreau que se nourrit le diktat du marché : « 90% des gens l’ont choisi, pourquoi pas vous » ! Sophisme surprenant qui en dit long sur la consommation ostentatoire et consensuelle au fondement de cette société.

Dans le même temps, on élude les déterminants qui ont présidé au choix individuel ; le poids du nombre étant un critère suffisant à l’aune duquel se mesure la décision personnelle, sans que l’on perçoive que ce choix a le plus souvent été dicté par les nécessités d’une production fonctionnant en réponse aux besoins qu’elle a elle-même créés: « si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte ((Bernays, E., Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Editions La Découverte, Paris, 2007, p.60))? ». Dans ce subterfuge grandieusement organisé, il est nécessaire que l’homooeconomicus ait le sentiment profond qu’il est seul maître de ses choix, sous peine de réaliser que ce qu’on lui a fait désirer répond bien moins à ses besoins qu’à l’accroissement du profit d’une minorité.

Ceux qui critiquent un système ont donc contre eux toute la force de ce système qui s’emploie à se perpétuer tel qu’il est : quand l’anormalité devient la norme, on stigmatise comme anormal celui qui tente de démontrer l’absurde. Se retourne d’emblée contre les contempteurs la faiblesse minoritaire de leur nombre, avant toute raison. Et ceci concourt, parfois ou souvent, à une radicalisation, véritable cette fois-ci, de leur opinion ; ils en viennent à rejeter alors avec véhémence, et parfois attitude extrême, un système qui leur semble étranger et sourd à leurs revendications.

Pour percevoir l’absurdité d’une société, s’approcher du penseur critique eut été une voie possible pour la majorité, mais le grand paradoxe est justement cette position minoritaire qui provoque sa stigmatisation et son dénigrement. Pourquoi ne pas alors s’attacher à étudier l’envers de cette “pensée minoritaire”, c’est-à-dire celle qui pousse les choix de sociétés à leur extrême mais n’est au fond que le miroir grossissant de positions individuelles majoritaires. Un  représentant d’un lobby automobile par exemple ((En effet, face à l’absurdité que représente pour un esprit un tant soit peu rationnel, la généralisation de la bagnole individuelle, j’ai voulu passer dans l’autre camp pour creuser les fondements à la base de leur positionnement, et aussi, faut-il l’avouer, de trouver chez eux une faille rhétorique. Je m’en suis donc allé armé de mon enregistreur questionner le représentant de cette association belge qui défend le droit de rouler et de parquer à Bruxelles. Craignant que ma position critique provoque son refus de me rencontrer, je me suis donné un pseudonyme et me suis fait passer pour un étudiant en communication de l’Université Libre de Bruxelles, réalisant un travail de fin d’étude sur les associations de défense de la voiture)) …

Découverte, dans un prochain billet, d’une position extrême qui n’est qu’expression plus poussée de la pensée dominante.

A.P

Questionnaire:

Voici les questions que je lui ai posées, dans un ordre variable, et avec un subtilité nécessaire à ce qu’il ne découvre pas ma position critique au sujet de la bagnole:

– Votre association défend le droit de rouler et de se parquer. Selon vous, rouler et se parquer, par exemple à Bruxelles, n’est pas encore acquis. Que faites vous pour concrétiser ces droits ?

– J’ai des chiffres concernant la France, je cite : En France, de 1973 à 2004, le parc de voitures a plus que doublé, passant de 14,3 à 29,9 millions de véhicules, pour une croissance de 14% de la population. Les chiffres relatifs doivent être peu ou prou semblables en Belgique. Quelles sont vos solutions de parquage si le nombre de voiture croît ainsi de façon exponentielle ?

– votre message pour 2010 : « que tous les automobilistes et forces vives de notre grande capitale s’unissent pour refouler la minorité de philosophes anti-voiture, même anti-voitures propres ! Que les responsables politiques décident de respecter démocratiquement la volonté des 500.000 titulaires d’une plaque d’immatriculation à Bruxelles ».

– Selon votre association, les piétonniers peuvent générer l’insécurité. Expliquez-moi ?

– Sachant que la voiture fonctionne le plus souvent avec du carburant, est-ce que le terme auto-mobile vous semble le plus judicieux.

– La voiture n’utilise-t-elle pas un espace rare au détriment d’autres usagers ?

– Je vais vous citer trois types de voiture, et vous demander laquelle est selon vous la plus efficace en ville :

– une 4×4

– une voiture familiale

– une smart

– Et celle que vous avez choisie, par rapport à un vélo? ((Je ne l’ai pas posée, j’aurais été grillée))

– Quels combats votre association-a-t-elle gagné ?

– Je voudrais qu’on envisage le temps sous plusieurs dimensions. En premier lieu, je vous demanderais : l’automobile offre-t-elle un gain de temps ?

– Des arbres le long des rues, est-ce une bonne idée ?

– Entre ces quatre moyens de se transporter, pourriez-vous les classer par ordre d’autonomie notamment indépendance matérielle) ? La marche, la voiture, le vélo, la mobylette ?

– « La vie est trop courte pour être pressé ((Henry David Thoreau))  »?  Qu’en pensez-vous ?

Selon ce qu’on peut lire sur votre site, la voiture électrique serait plus propre, plus silencieuse, émettrait moins de CO2, impliquerait une moins grande dépendance au pétrole. Est-ce dire que les voitures actuelles majoritairement à essence et diesel polluent, sont bruyantes, émettent beaucoup de CO2 et impliquent une grande dépendance au pétrole.

– La liberté de rouler en voiture justifie-t-elle des marées noires ou des guerres ?

– Que pensez-vous des anti-voitures, ou des défenseurs du vélo, comme provélo ou le GRACQ ((groupe de recherches et d’actions pour les cyclistes quotidiens – associations belges de promotion du vélo. Je n’ai pas cité Placovélo))

– Selon l’OMS, le transport motorisé serait un « drame sanitaire de premier plan » comptabilisant 3.000 morts par jour, dont 90% dans les pays pauvres ; il est exclusif et nocif socialement, en outre d’être responsable de 21% des émissions globales de CO2. Que lui répondez-vous ?

– Touring ((Lobby automobile)) notait, dans un article du 3 mars 2010 : « Personne n’aime être coincé dans les embouteillages, mais force est de constater que pour un grand nombre de gens, la voiture reste la seule alternative valable ». Quel est l’autre versant de cette alternative selon vous ?

– Selon vous (article du 12 juin 2009 de la Libre Belgique), le fait de dire « il  y a trop de voitures » est une position « idéologique et unilatérale » ; est-ce que le contraire est vrai aussi, donc le fait de dire « il y a trop peu de voitures ».

Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud et père des relations publiques, notait dans son ouvrage Propaganda : « Les psychologues de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler. Autrement dit, il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme ». Qu’en pensez-vous.

– « Batteries de véhicules hybrides, panneaux solaires, ampoules basse consommation ou turbines d’éoliennes sont tributaires des métaux “dopants” que sont le néodyme, le lutécium, le dysprosium, l’europium ou le terbium (…) Les seules batteries des véhicules hybrides Prius de Toyota nécessitent dix mille tonnes de terres rares4 (15 éléments entrant dans la composition de produits de haute technologie) par an pour être assemblées (…) On trouve plusieurs centaines de kilos de terres rares dans une turbine d’éolienne de grande taille ». Or, pour leur obtention « les opérations de séparation et de valorisation de ces composés sont gourmandes en capitaux et nocives pour l’environnement. La séparation des terres rares nécessite en effet des substances chimiques extrêmement polluantes, et laisse derrière elle des déchets radioactifs. Sacrifiant la santé des ouvriers des mines de Baotou et le milieu naturel attenant, seul la Chine a volontairement choisi de développer une production de masse malgré ces “externalités négatives” »5. En regard de cela, peut-on parler de voitures propres ?


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