Dire « merci » quand on ne peut plus rien dire d’autre

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Les signes de la délégation du pouvoir d’organiser la cité aux forces économiques, qui elles-mêmes ne jurent que par la sacro-sainte liberté du consommateur, se laissent à voir dans les remerciements, spatialement distribués, pour l’un ou l’autre comportement considéré comme « bon ». L’automobiliste qui respecte le seuil de vitesse autorisé, se verra signaler la qualité de sa démarche par un message automatique le remerciant de rouler à la vitesse permise ; durant les nombreux pics de pollution, les sociétés de transport remercieront les usagers d’avoir opté pour leur service ; lors de leur achat, les individus-consommateurs seront gratifiés pour avoir choisi les produits du « commerce équitable »…

Cette constance du remerciement confirmera dans les esprits l’idée d’une liberté de choisir perpétuelle, même pour ce qui relèverait normalement de l’infraction. Faut-il remercier un automobiliste parce qu’il respecte le code de la route ? Se substitue ainsi désormais, dans l’espace social, le remerciement – par les pouvoirs publics – à ce qui auparavant ne donnait lieu à rien puisque le comportement était le résultat, normal, du respect d’une norme à respecter de façon inconditionnelle. D’un autre côté, le non-remerciement – donc l’absence de message positif ou la communication d’un message négatif – se substitue désormais à la sanction – ou à l’idée qu’elle aurait pu avoir lieu ((Imaginons un instant que ces panneaux distributeurs de gratifications symboliques aient été remplacés par des radars…)). Il s’ensuit une forme de flou attaché à la norme ; en gratifiant ce qui devrait s’avérer du domaine du normal on associe inévitablement à l’acte une forme de possibilité élective, et par inversion, un non-choix dans le fait de ne pas respecter la norme – et donc le choix de ne pas choisir le droit. Infantilisation typique de nos sociétés consuméristes : on ne bride pas la liberté individuelle, fut-ce elle le signe d’une infraction nocive pour un autre (le risque de la vitesse comme les dangers liés à la pollution atmosphérique) ; on éduque l’adulte comme l’enfant, on le remercie pour ce qu’il fait bien, avec ce faux espoir, pour l’adulte, d’arriver par renforcement positif à ce qu’il répète ces comportements sans plus qu’on doive lui indiquer systématiquement la qualité de son action.

La différence fondamentale entre cette éducation tardive de l’adulte et celle normale de l’enfant, est toutefois que la première met en présence bien plus de messages paradoxaux que, normalement, la seconde. Une certaine constance est le garant d’un certain équilibre psychique, l’enfant supportant mal les messages paradoxaux ((Nous parlons ici de l’éducation au sens large : école, famille, pairs… sans y inclure l’« éducation » précoce à la consommation)). L’adulte, lui, est baigné dans un type de société dont la pérennité repose sur une croissance continue de la consommation, aux messages contradictoires permanents – éducation à la consommation qui débute dès la naissance. Pouvoirs publics et privés lui enjoignent constamment d’agir bien tout en le poussant inlassablement à consommer et donc à adopter des comportements antinomiques avec l’invitation à faire bien. Injonctions paradoxales qui dénotent l’antinomie fondamentale insoluble dans notre société capitaliste, laquelle cherche, pour ne pas « sombrer », par peur du tout autre chose, à relancer la croissance, donc la production et la consommation accrues de biens néfastes à l’homme et à son environnement ((Il ne faudrait plus opposer ces deux termes, sachant que le premier est indissociable du second, voir « environnement et social: deux versants d’un même changement« )), tout en poussant à l’endettement des ménages et à la délocalisation des productions vers des pays à plus bas coût de main-d’œuvre afin de maintenir une basse pression sur les prix et les salaires et d’assurer au capital sa reproduction. Cycle paradoxal qui explique peut-être l’invitation à agir conformément à la loi dans certains domaines, plutôt que d’user de la sanction ; car la sanction, ou la réponse positive de tous à l’invitation à agir conformément à une éthique, aurait si elle s’appliquait systématiquement, des effets opposés à la croyance « libertaire » qu’implique la croissance. Imaginons un retrait automatique du permis pour tous ceux qui dépasseraient les limites de vitesse autorisée, ou l’interdiction des déplacements en voiture les journées où la pollution dépasse un certain seuil.

Dans la structure actuelle, le recours à des énergies renouvelables et autres « voitures propres » épouse d’ailleurs cette logique de fuite en avant, cette ambivalence pérenne, où l’on séduit le sujet en le sommant à « consommer propre » tout en l’invitant ailleurs à consommer moins . L’association presque systématique que réalise le marketing entre la voiture et la qualité environnementale est le point ultime de cette pensée paradoxale. En roulant « pour mère nature » on établit automatiquement un lien entre l’automobile et la nature, faisant de cette première une conséquence de la seconde, rejetant donc d’emblée dans le domaine de l’impossible toute possibilité d’évoluer sans. L’automobile est déshistoricisée, elle est un produit de l’évolution naturelle…

La panacée continuellement représentée des énergies renouvelables sert la continuité. Et cet identique qui se répète dans l’histoire s’accommode mal du questionnement, et donc de la remise en question même de ces nouveaux moyens de continuer que sont les « énergies vertes »; on préfère à la clairvoyance une forme de cécité, d’un sujet qui pris dans un espace-temps donné et déterminé par des conditions matérielles d’existence, ne peut souvent mesurer le coût social et environnemental de ce qu’il croit désormais sain.

Ce nouveau spectacle de l’innocuité sociale et environnementale est une négation violente de la globalité et du temps, puisqu’on occulte le processus de production à la fois dans sa dimension spatiale mais aussi temporelle, comme si ce qu’on avait ici et maintenant était le fruit d’une pensée magique ; reflet fidèle de cette société du désir. « Batteries de véhicules hybrides, panneaux solaires, ampoules basse consommation ou turbines d’éoliennes sont tributaires des métaux “dopants” que sont le néodyme, le lutécium, le dysprosium, l’europium ou le terbium (…) Les seules batteries des véhicules hybrides Prius de Toyota nécessitent dix mille tonnes de terres rares ((15 éléments entrant dans la composition de produits de haute technologie)) par an pour être assemblées (…) On trouve plusieurs centaines de kilos de terres rares dans une turbine d’éolienne de grande taille ». Or, pour leur obtention « les opérations de séparation et de valorisation de ces composés sont gourmandes en capitaux et nocives pour l’environnement. La séparation des terres rares nécessite en effet des substances chimiques extrêmement polluantes, et laisse derrière elle des déchets radioactifs. Sacrifiant la santé des ouvriers des mines de Baotou et le milieu naturel attenant, seul la Chine a volontairement choisi de développer une production de masse malgré ces “externalités négatives” » ((Zajec, O., « Comment la Chine a gagné la bataille des métaux stratégiques », Le Monde Diplomatique, novembre 2010)).

La prépondérance du choix individuel révèle la suprématie des logiques de la croissance, quitte même à inviter à des changements structurellement impossibles. Pour diminuer la concentration des polluants dans l’air, « pensez, dès aujourd’hui à adopter une mobilité plus douce, faites vos petits trajets à pieds ou à vélo. Partagez volontiers la voiture ou, pourquoi pas, échangez-la contre une prime à la mobilité douce. Privilégiez les transports en commun si pratiques en ville. Réduisez votre chauffage. Et pourquoi ne pas songer à modifier l’organisation de votre travail. Parlez-en à votre employeur. Découvrez le label Entreprise écodynamique et les plans de déplacements d’entreprises ((http://www.picdepollution.be/spip.php?article7)). Comme c’est facile, nous n’y avions pas pensé ! Formidables propositions volontairement ignorantes du déséquilibre inhérent aux relations professionnelles, à la cherté des habitations dans les centres urbains qui impliquent l’éloignement croissant entre lieu de vie et de travail, aux politiques commerciales agressives invitant à l’achat d’une voiture dont on rendra l’acquisition plus aisée par quelques incitants fiscaux ((« Actuellement, certaines versions de ces 18 voitures propres entrent en ligne de compte pour la réduction dimpôt fédérale liée à lachat d’un véhicule neuf rejetant peu de CO2. Mais ce nest pas tout, si vous résidez en région wallonne vous recevrez en plus une prime de 600 € cumulable avec la prime fédérale !
Le maintien des primes fiscales pour inciter les belges à acheter des voitures plus écologiques
(Sic ! Il ne faudrait surtout pas suggérer l’idée de pollution en changeant « plus écologiques » par « moins polluantes) restent donc de vigueur pour l’année 2011 », etc.)). Négatrices des déterminants structurels, ces propositions dévoilent a contrario, par le transfert des possibilités de changement laissées à la bonne volonté individuelle, le diktat de la « concurrence libre et non faussée ». Le système actuel ne pourrait se reproduire si les individus optaient pour les incitations reprises ci-dessus. Il faut, dans ce système, qu’ils consomment, qu’ils travaillent, … quitte à ce que cela pollue, tant que ça sert la productivité.

Un jour on nous dit merci alors qu’il ne faudrait rien nous dire, un autre on nous dit merci pour avoir fait le contraire du comportement que l’on a avait eu précédemment et pour lequel on nous avait dit merci : « la nature vous dit merci » pour des comportements diamétralement opposés, une fois pour l’achat d’une voiture « propre », une autre pour l’avoir échangé contre une prime à la mobilité douce… monde malade qui tourne en rond.

En valorisant une action au demeurant obligatoire, on indique implicitement qu’on n’a pas trouvé les moyens de la faire respecter par autre chose que la bonne volonté individuelle; La société cautionne donc tacitement la possibilité d’enfreindre les règles de ce qu’elle a considéré comme bénéfique à l’homme. On confirme ainsi l’illusion entretenue de la liberté du consommateur, en tachant bien de ne pas le heurter: ce  qui est remerciement d’un comportement obligatoire ou raisonnable marque l’intention que cette obligation ne passe pour ce qu’elle est. On remercie l’individu d’avoir trié ses déchets pendant qu’on laisse la liberté totale aux entreprises quant à leur choix d’emballage. Tout cela montre bien où se situe celui qui use le plus de sa liberté, signant l’absence de contrainte aux producteurs : « Un article législatif du code de la route indique que les voitures doivent être construites pour assurer la sécurité de tous les usagers et l’on délivre des documents administratifs à une voiture qui peut rouler à 200 km/h. La publicité pour ce véhicule conçu pour ne pas respecter les limites de vitesse est assurée avec des phrases telles que « 150 chevaux, même à l’arrêt » ou « Je n’exploiterai pas complètement les possibilités de ma voiture. Levez le pied droit et dites: je le jure » ((Claude Got, dans Casseurs de pub, 10 ans, Éditions Parangon, 2010)) ». Dans cette déraison organisée, la valorisation des seuls intérêts privés inconciliables avec ceux des autres entre irrémédiablement en contradiction avec l’intérêt commun. « Une vitesse élevée est le facteur critique qui fait des transports un instrument d’exploitation sociale. Un véritable choix entre les systèmes politiques et l’établissement de rapports sociaux fondés sur une égale participation n’est possible que là où la vitesse est limitée. Instaurer une démocratie de participation, c’est retenir une technique économe en matière d’énergie. Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite ((Illich, Y., Energie et équité, in Œuvres Complètes, vol.1, Fayard, Paris, 2009, p.391)) ».

Laissez à un jeune enfant le choix entre deux possibilités : l’une où il tirera plaisir et jouissance tout en nuisant à son prochain, l’autre où il vivra déplaisir et frustration mais respectera ses pairs. Il y de fortes probabilités pour que l’enfant choisisse son intérêt immédiat. La situation pour l’adulte issu de nos sociétés de consommation est exactement identique. Dans une société de consommation ostentatoire où on l’a persuadé d’être persuadé que ses choix étaient les meilleurs, l’individu n’optera pas pour la position la plus raisonnable. « Il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme ((Bernays, E., Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Editions La Découverte, Paris, 2007, p.63)) ». Et pour le persuader de ne pas le faire, s’il devait douter, les chimères de la consommation propre lui éviteront toute possible culpabilisation ; même si les meilleures prévisions tablent sur un pourcentage de voitures insignifiant dans la totalité du parc automobile en 2025 ((Voir http://www.oliverwyman.com/ow/pdf_files/ManSum_E-Mobility_2025_e.pdf)), le fait n’est pas ce qui compte mais bien l’espoir de voir le fait advenir… même s’il n’adviendra jamais, le temps ayant fait son travail par lui-même, et un nouvel espoir ayant remplacer l’ancien.

Le remerciement est ici ce qui reste quand il ne reste plus rien, le signe de la dépossession par les pouvoirs publics du pouvoir d’organiser la cité. Quand la dérèglementation prime, reste le choix du consommateur, qui n’est qu’un choix parmi une multitude de choses que la production a choisi pour lui dans une logique où ce n’est plus la production qui répond aux besoins individuels, mais ces derniers qui répondent aux besoins de la production.

La solution réside sans doute dans une orientation subversive à long terme, et non par de petites interventions sporadiques pour réduire les pics dont le seuil n’ira de toute manière que grandissant, relevant chaque fois les stades critiques. Il faut voir dans ce qu’on nous a fait désirer l’instrument de notre asservissement ; non pas écouter leur injonction paradoxale, faire ce qu’ils nous invitent à faire mais « espèrent » que nous ne ferons pas, mais prendre conscience du mieux que procurerait à chacun un changement radical.

A.P

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