Le Moment d’être radical

(Article paru sur le site de la RTBF en juin 2012 ((http://www.rtbf.be/info/opinions/detail_le-moment-d-etre-radical?id=7795675)))

Nous avons atteint, en ce début de 21ème siècle, le paroxysme d’une société qui a élevé l’esprit de lucre et la compétition de tous contre tous en valeur suprême. De cette logique mortifère découle la situation dans laquelle nous nous trouvons : nous vivons la sixième crise d’extinction massive des espèces et la première causée par l’activité de l’Homme ; les maladies liées à nos modes de vie occidentaux composés d’un mélange de stress, de malbouffe, de concurrence effrénée, de pollution s’ajoutent à la déréliction sociale, la perte de repère de l’« Homme mondialisé », la communication consommée qui passe par des supports techniques payants ; nous avons dépassé le milliard d’individus vivant en dessous du seuil de pauvreté ; les écarts de richesse n’ont jamais été aussi importants, à la fois au sein même des pays occidentaux mais aussi entre ces derniers et les pays non-occidentaux : l’opulence indécente côtoie la misère. Bientôt, tous les lieux seront contaminés par les déchets de « l’homme moderne », plastiques, pesticides et autres scories de nos sociétés productivistes.

Mais alors que ce constat est de plus en plus accessible, que l’on peut mesurer à quel point nous nous sommes écartés d’une voie possible de vie en harmonie avec les autres et la nature, nous continuons inexorablement vers le chaos; maintenant l’illusion que le mode de vie occidental est généralisable alors que le constat est cinglant : il ne faudrait pas moins de quatre terres chaque année si chacun des habitants de la planète vivait comme un Américain. Cette démonstration pourrait à elle seule saper les fondements du mythe du développement occidental… s’il n’y avait l’illusion technocratique ! Celle-ci, chimère constamment renouvelée, empêche le sujet de se projeter dans le passé pour pouvoir penser le présent. C’est-à-dire que l’illusionnant d’une solution technologique, toujours à venir et aussitôt remplacée, elle le prive des capacités de changement complet de paradigme. Au lieu par exemple de penser la relocalisation des activités et le rapprochement des lieux dans lequel l’Homme évolue, de réduire la nécessité de la voiture en favorisant les modes de transports publics et peu polluants, l’illusion technologique table sur la voiture électrique. Or, tout porte à croire que sa généralisation ne se fera pas, mais surtout, ce mythe technophile sert uniquement la perpétuation de nos modes de vie et de transport et fait donc logiquement abstraction du caractère insoutenable – car également polluant et colonisateur d’espace et de sociabilité – de la voiture électrique. Qu’importe, ce n’est au fond pas cela le souci, la qualité de l’air et l’alimentation des hommes  – qu’on prive de nourriture avec les biocarburants – ont peu d’importance face à la nécessité productive de vendre des bagnoles.

Tout est à l’avenant, avec en toile de fond un seul dessein : changer dans la continuité ! Continuer à susciter et faire vivre des besoins créés et entretenus par l’industrie publicitaire. Quelle est alors, dans ce tableau noir, la grande défaite ? Sans nul doute, celle de l’esprit critique. Celle de la capacité de se penser comme être social investi en premier lieu de représentations véhiculées par la société de consommation, qui pour se faire et penser par lui-même devra nécessairement dépasser l’impression de « naturel » et questionner ces contenus « clandestins ». Cette défaite n’est toutefois que le résultat évident d’une propagande qui se fixait cet objectif : persuader le sujet que les choix dictés par la pub étaient les siens propres; faire du besoin productif d’écouler les marchandises sur le marché, un besoin pour le sujet de les acheter. Et plus on « progresse », plus l’autonomie réelle du sujet se dissipe et disparaît paradoxalement dans une autonomie devenue valeur marchande.

La nécessité productive organise ainsi le fonctionnement sociétal, dont l’absurde se révèle à l’aune de certaines questions, dont nous savons – malgré nous ou pas – la réponse : peut-on continuer à accroître le parc automobile; perpétuer la division internationale du travail et la parcellisation de la production qu’elle implique; peut-on continuer de nourrir notre bétail avec le soja planté sur les terres mortes de la forêt amazonienne; manger – autant – de la viande; doit-on accepter l’obsolescence programmée des objets; la dictature du GSM et les guerres africaines qu’il engendre pour être « always connected »; la destruction programmée de notre habitat pour profiter de temps « libres » dans des lieux éloignés et standardisés que l’on rejoint en avion; perdre sa vie au travail et consommer son salaire dans des objets inutiles ? ; … Si l’on devait établir des finalités écologiques et sociales comme préalables aux décisions politiques, où la dignité de l’Homme et le respect de la nature sont élevés en valeur fondamentales, nous trouverions de suite la réponse à ces questions : le système dans lequel nous vivons n’est pas soutenable.

L’humanité a franchi des « seuils de soutenabilité » qui mettent en question sa survie : seuil de réduction de la biodiversité – le taux de disparition annuelle ne devrait pas dépasser dix espèces pour dix millions. On est à plus de cent; seuil des émissions de gaz à effet de serre; seuil de l’Azote qui est prélevé dans l’atmosphère pour des usages humains – qui constitue une des étapes du cycle de l’azote. D’autres sont en voie d’être franchis : déforestation, diminution de l’ozone de la stratosphère, acidification des océans ((Voir « Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire », Jean Gadrey, éditions les petits matins/Alternatives économiques, Paris, 2012)), …Sans parler du nucléaire, qui met en péril toute l’humanité ((Voir  » Tirer enfin les leçons des catastrophes nucléaires « , Paul Lannoye, Kairos, avril-mai 2012)).  Sommes-nous catastrophistes ? Certainement pas, si l’on retient ce que nous disait François Partant : « le pire des catastrophismes n’est pas d’annoncer les catastrophes quand on pense qu’elles se préparent, mais bien de les laisser survenir par le seul fait qu’on ne les a pas prévues et, pire encore, qu’on s’est interdit de les prévoir. C’est pourquoi je classerais volontiers dans la catégorie des  »catastrophistes » les innombrables auteurs qui s’emploient à rassurer l’opinion, sans mettre en cause le système mondial, sa dynamique et son évolution ((Partant, F., La ligne d’horizon, essai sur l’après-développement, La découverte, 2007, p.104))».

Toutefois, pour obtenir un changement en douceur, nous aurions dû certainement agir plus tôt. Maintenant, comme le dit Denis Meadows, « nous sommes à bord d’une voiture qui s’est déjà jetée de la falaise et je pense que, dans une telle situation, les freins sont inutiles. Le déclin est inévitable ((Site de Libération, 15 juin 2012. Denis Meadows est l’un des auteurs du rapport rédigé à la demande du Club de Rome et publié en 1972, concluant à l’aide de modèles informatiques à l’impossibilité de la croissance infinie dans un monde fini)) ». Il n’est toutefois jamais trop tard pour amortir la chute. Pour se faire, nous ne pouvons que sortir de la société du « toujours plus » qui se nourrit de la misère et de la destruction de notre eco-système.

Peut-on dès lors envisager l’avenir autrement, sortir du cycle dévastateur de la croissance, qui ne reviendra plus et qui, au demeurant, a fait assez de dégâts et démontré son non-sens ?

Peut-on juste y penser ! Pour ensuite agir.

A.P

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