« Le duel des experts »

Le Soir fait encore preuve en ce début d’année de sa dépendance aux intellectuels patentés, et donc aux politiciens eux-mêmes marionnettes des vrais dirigeants : ceux de la sphère économique et financière. Toutefois, elle feint parfaitement cette réalité en maquillant ce conformisme en étrennes pour ces lecteurs/consommateurs, sous le double reloocking moderne et chic des « chroniqueurs prestigieux », ceux dont la lumière médiatique éblouit à elle seule le lecteur et fait passer en second plan la pertinence de l’analyse, et « du cru », puisque français. On ne pouvait pas rêver mieux alors pour nourrir notre esprit critique belge quant à la campagne présidentielle de 2012 en France : des journalistes français et connus ! On voudrait, face à ces « prestigieux » qui n’ont que le prestige qu’on leur donne, invoquer Jean Baudrillard, qui voyait dans la célébrité « une tautologie… le seul titre de gloire des célébrités est leur célébrité même, le fait d’être connues ((Jean Baudrillard, La société de consommation, Editions Denoël, 1970, p.314)) ».

Mais nous n’attendons pas d’un journal comme Le Soir une bouffée d’objectivité de la sorte, trop occupé qu’il est à satisfaire la goinfrerie des ces annonceurs. Selon la logique implacable que rien ne change réellement dès lors que la structure reste identique, il existera nécessairement une proximité idéologique entre Le Soir et ses deux nouveaux pantins : Serge July et Franz-Olivier Giesbert. Nécessairement… Le Soir et les deux serviteurs du journalisme « économique » répondent aux mêmes intérêts. Celui qui en doute n’a qu’à faire la proposition à Béatrice Delvaux ((Rédactrice en chef du Soir)) de substituer aux deux nouveaux chroniqueurs de l’Hexagone, Gilles Balbastre et Monna Chollet, par exemple… ces derniers, pourtant, ne verront sans doute pas, à l’instar de Giesbert, dans le journal Le Soir « un journal absolument exceptionnel » (Et de rajouter : « c’est très impressionnant je trouve ((Voir l’interview des deux acolytes sur le site du journal:

http://www.lesoir.be/actualite/france/2012-01-03/la-campagne-de-sarkozy-commence-mal-887787.php)) )». On ne pourra qu’en convenir, leur silence aura valeur de refus ((le même silence que celui reçu lorsqu’il fut proposé – sans aucune illusion sur la réponse naturellement – à toute la rédaction du Soir, de publier un article sur la fermeture du cinéma Arenberg : « un cinéma citoyen attaqué par l’avidité rapace »)).

« Pour commenter la campagne présidentielle française », vous disposerez donc chaque mercredi de ces deux journalistes révérencieux, qui, l’un comme l’autre, se retrouvent souvent à la table du dîner du Siècle. Cette association créée en septembre 1944, médiatisée récemment par le cinéaste Pierre Carles ((voir « Fin de concessions »)), « a pour but d’organiser et de favoriser la rencontre de ceux qui sont particulièrement attentifs à la chose publique (sic !) ; elle se propose de rapprocher notamment des personnalités politiques, des hauts fonctionnaires, des syndicalistes ((Excepté le passé syndical de la présidente du Siècle Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT, dont cet historique militant sert de prétexte idéal à cette illusion de neutralité que les dominants affectionnent, peu de membres émanent de la sphère de défense des travailleurs. Nicole Notat s’est avantageusement recyclée depuis en présidente-directrice générale de Vigéo, « premier expert européen de l’analyse, de la notation et de l’audit-conseil des organisations, s’agissant de leurs démarches, pratiques et résultats liés aux enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance ESG », domaine qui assure à coups de vernis verts la durabilité… des profits des entreprises. Elle assure aussi avec profit le conseil de surveillante de la presse soumise aux patrons: Le Monde)), des industriels, des financiers, des journalistes, des membres de professions libérales, des personnalités de la vie culturelle et scientifique, pourvu qu’ils portent un vif intérêt aux problèmes généraux que pose l’évolution de la Cité ((http://www.lesiecle.asso.fr/)) »… Le grand rapprochement donc, quelle philanthropie ! Mais c’est que ce rapprochement, qui est plus un « déséloignement » qu’une mise en commun des contraires, ne peut se faire que dans la proximité : « entre les uns et les autres [toutes les fonctions invitées du Siècle citées ci-dessus], des barrières s’interposent. Celle de l’âge – et l’un des soucis du « SIECLE » est de rapprocher les diverses générations. Celle de l’éloignement physique – une autre préoccupation du « SIECLE » est de faciliter le contact entre ceux qui exercent leur activité professionnelle à Paris, ceux qui l’exercent en province, et ceux qui sont à l’étranger. Celle, enfin, qui résulte de la diversité même des professions : en France, plus que dans nombre d’autres pays, les grandes catégories de citoyens qui ont à connaître de la chose publique ont tendance à se séparer les unes des autres ; encore que cette ségrégation ait été atténuée au cours des dernières années, il reste que, même aujourd’hui, le passage du secteur public au secteur privé s’effectue à sens unique, le politique, le fonctionnaire et le responsable du secteur privé sont animés souvent par une certaine méfiance. A l’occasion de dîners mensuels, « LE SIECLE » propose à ses membres et invités de discuter de leurs problèmes communs et d’apprendre à se mieux connaître »… Rapprochement de générations, physique et de professions. Tryptique de proximité qui se voit réduit à une seule dimension lorsqu’on décortique qui sont ceux que l’association nomme « les grandes catégories de citoyens ((Voir son conseil d’administration et les fonctions de chacun de ses membres : http://www.lesiecle.asso.fr/le-siecle/le-conseil-d-administration/)) » :

Président de Christie’s, ancien conseiller référendaire à la Cour des comptes, managing partner (Brunswick, société conseil en communication stratégique et financière), président-directeur général du groupe Scor, se partagent le couvert avec un Administrateur de Coca-cola entreprises Inc., un responsable du pôle d’information de Lagardère Active (Paris-Match, JDD, Newsweb), un président de la SNCF, un président du conseil d’administration du Fonds stratégique d’investissement. Mais pour se dédouaner subtilement de ce processus de rapprochement géographique d’individus déjà proche idéologiquement, la charité fera la bonne affaire. Le Siècle « sponsorisera » ainsi L’association de prévention pour une meilleure citoyenneté des jeunes, Les conventions ZEP de l’Institut d’études politiques de Paris – pendant que leur copain Sarko, membre du Siècle, démantèle l’école de l’autre côté –, L’association Adam Shelton qui œuvre en faveur des autistes, Solidarités nouvelles face au chômage qui accompagne des demandeurs d’emploi dans un projet de vie personnel et professionnel – chômage que leur « rigueur » aura aggravé –, Jeunes entrepreneurs de France qui soutient et accompagne des jeunes entrepreneurs dans les zones urbaines sensibles – alors que leurs politiques auront consolidé la fracture géographique –,  Relais Enfants-Parents qui aide les détenus à garder le contact avec leurs enfants, Fratelli qui parraine des enfants méritants… Toute la mise en spectacle de la bonne volonté, cette bonne volonté que leur propre mesure rend nécessaire… double gain donc, puisqu’ils génèrent la misère et édifient les structures palliatives censées la juguler.

Rapprochement du même – puisque on sait pour qui travaillent désormais les « grands » journalistes –, qui par cette mise en commun œuvre pour éloigner le dominé et maintenir la domination ; rapprochements sans danger donc, puisqu’il laisse intact les structures de classe, et ne se font que pour assurer la pérennité de cette structure, leur permettant « de discuter de leurs problèmes communs et d’apprendre à se mieux connaître », loin des affres de la misère. Pas de ploucs enseignant dans les ZEP, ou ouvriers sidérurgistes intéressés par la chose publique, ni intellectuels autonomes puisque leur autonomie les pousserait plutôt à expliquer pourquoi les premiers ne font pas partie de l’association très prisée.

Pour Franz-Olivier Giesbert, point de telles questionnements, puisque le Siècle n’est qu’un « Club très sérieux, qui mêle hauts fonctionnaires, hommes d’affaires, journalistes. Très utile pour faire des rencontres, obtenir des informations ((Cité dans Les nouveaux chiens de garde, Serge Halimi, Editions Raisons d’Agir, 2005, p.135)). En 1988, poursuit Serge Halimi, le transfert de Giesbert du Nouvel Observateur au Figaro se serait joué lors d’un dîner du Club ». Et de poursuivre – n’y voyez là aucun lien avec la retrouvaille des deux copains français dans Le Soir : « tout comme, plus récemment, l’irruption d’Edouard de Rothschild dans le capital de Libération, négociée à table entre Serge July et le banquier ». On ne s’étonnera guère dès lors que July énonce péremptoirement au sujet de la campagne présidentielle : « c’est une campagne qui sera sans promesse, il n’y a aucune promesse. Parce que aucune promesse n’est possible. Parce que l’avenir immédiat est totalement incertain. Donc il n’y a aucune promesse, d’aucune sorte ((Voir l’interview de Franz Olivier Giesbert et de Serge July sur le site du Soir)) ». Quel programme! une campagne sans promesse. Pourtant, dans le style amnésique dont les éditocrates savent faire preuve, July « oublie » son intervention dans Les Inrockuptibles ((16 novembre 2011)) où les promesses d’une « rigueur de gauche » ouvre pour lui un avenir certain : « La rigueur de gauche sera-t-elle plus rigoureuse et plus européenne que la rigueur de droite ? Dans le contexte exceptionnel de cette campagne, c’est à la fois un risque et une chance ((cité dans « Les éditocrates sonnent le clairon de la rigueur », Mathias Reymond, voir le site d’Acrimed)). » Ici, l’omission volontaire permet la contradiction… à moins que la rigueur soit considérée par Serge July comme quelque chose de naturel, donc qui ne se discute même pas; une rigueur des marchés un peu comme la rigueur d’un hiver, chose incontrôlable…

FOG (Franz-Olivier Giesbert) aussi manierait subtilement les événements pour assurer la fausse cohérence de ses propos. Aurait-il ainsi oublié les conditions de l’éviction de son copain July du journal Libération lors de l’entrée d’Edouard de Rothschild dans le capital du journal : « Edouard de Rothschild (…) acceptait de s’engager financièrement, pour autant que je m’engage à quitter non seulement mes fonctions, mais le journal. Je n’avais pas le choix, j’ai accepté tout de suite ((voir « Notre combat », Serge Halimi, Le Monde Diplomatique, octobre 2009)) ». Très certainement est-il lui aussi frappé par l’amnésie chronique propre aux journalistes des mass médias, quand il dénonce sans appel, comme un père raconte une fable à ses enfants, le grand mal du journalisme moderne qu’il identifie dans la bête immonde qu’est internet : « Les journaux perdent de l’argent et des lecteurs. Ils perdent donc du même coup leur assurance et souvent dans la foulée leur indépendance. Un journal en déficit est toujours malade, il faut quelqu’un pour boucher les trous, un bienfaiteur, or ce bienfaiteur est toujours intéressé, et finit forcément par avoir des exigences. Et le journal n’a pas la possibilité de lui dire non ((propos de l’émission « Huit journalistes en colère » diffusée sur Arte)). De là à penser que s’il y a de la pub dans les journaux, ce n’est que à cause d’internet, il n’y a qu’un pas.

Mais Giesbert nous rassure, au point où on commencait à douter : « Je sais que le vrai patron du journal, ce n’est pas moi, ni le rédacteur en chef, ni l’actionnaire, ni le patron du service pub, ni le journaliste, non ! C’est le lecteur ! ».

Pourquoi encore alors se tracasser sur le choix des chroniqueurs pour nous conter la campagne présidentielle française ?

Le choix du Soir est le choix de ses lecteurs!  N’en doutez pas.

A.P

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