Si nous étions plus à « penser mal »

Il arrive, lorsqu’on sort du rôle que l’on attend de nous dans une certaine situation, que les spectateurs de cette « distanciation » vous témoignent une certaine forme d’enthousiasme et de reconnaissance pour ce qu’ils n’ont osé faire eux-mêmes. Vous faisant involontairement le porte-parole de ces derniers, vous êtes vous-même rassuré de voir que vous n’êtes pas le seul à penser ainsi et à trouver que « quelque chose ne va pas ». Pourtant, souvent, lorsque vous ne prenez pas l’initiative d’exprimer cette « pensée à contre courant » de la logique dominante dans les lieux où il ne fait pas bon penser autrement ((Comme lors d’un exposé devant un parterre de professionnels de l’enseignement représentant une organisation, qui vous a notamment financé pour effectuer un « stage européen » dans un autre pays; en attente, donc, d’un exposé calibré pour la bienpensance)), constatez-vous que personne ne le fait.

C’est que la logique du consensus faux, celui qui se crée du fait qu’on y participe parce que l’on craint, pour de multiples raisons, de le briser: peur d’être ostracisé, isolé, mal vu; peur pour son poste, sa réputation; peur de n’être pas compris, d’en venir à douter, devant le peu de soutien du public, de la valeur de sa pensée… c’est que cette logique donc, est d’une puissance extraordinaire. Ceux qui détiennent un peu de pouvoir ou espère en acquérir vous assurent souvent que la lenteur des changements est une fatalité et que rien ne sert de se hâter. Au fond, ils se protègent derrière cette lenteur alors même que leur immobilisme participe du pouvoir et le fonde, sans évoquer la rapidité des mesures qui les arrangent. Leur patience n’a d’égal que leurs conditions de vie qui leur permettent de patienter. Lorsque ces « pragmatiques » introduisent toutefois de cosmétiques réformes, ce n’est que parce qu’elles ont déjà fait preuve de leur innocuité pour le pouvoir en place.

Lorsqu’ils reconnaissent la pertinence d’une analyse sociale critique mais ne peuvent la mettre en pratique dans leur fonction s’ils escomptent gravir les échelons, les directeurs et autres sous-fifres des niveaux supérieurs déplorent des conflits que génère nécessairement le fait de penser contre l’ordre dominant. C’est ainsi que lorsqu’on mit en doute mes compétences, dans le cadre de mon travail dans l’enseignement, l’accusation notait à mon sujet: « La vision du rôle qu’il espère faire jouer au centre dans l’amélioration du système éducatif a donné lieu à des analyses et des projets d’interventions intéressants mais est vite apparue comme source de frictions et de freins dans leur concrétisation. La part donnée à l’analyse institutionnelle et à la responsabilité de l’école dans les situations problèmes, même si certaines dimensions sont pertinentes, fait obstacle au travail dans toutes ses composantes. Ses positionnements génèrent des tensions  ». C’est que ces suppôts du pouvoir qui s’ignorent s’imaginent que les tentatives d’amélioration du système éducatif ne provoqueront pas de levées de boucliers ; ils croient pouvoir en toute quiétude lutter contre l’ordre dominant et ceux qui lui obéissent, consciemment ou non, sans générer des frictions. Mais c’est juste parce qu’ils ne luttent pas contre mais y participent, et que dès lors ils s’inquiètent des tensions induites par la contestation, ces mêmes tensions dont ils prenaient prétexte pour… ne rien faire.

Les champs du pouvoir et les pratiques qu’ils mettent en œuvre se structurent pareillement dans toutes les sphères. Ne pouvant reprocher le fond que portent vos intentions bienveillantes, on trouvera d’autres prétextes pour vous mettre en défaut : votre style personnel ou le non-respect des voies hiérarchiques à suivre en sont des exemples.

Ces attaques ad hominem escamotent la pertinence de l’analyse que vous mettiez pourtant à portée des autres, elles visent à pointer du doigt l’individu pour ne pas voir les dysfonctionnements d’un système. Si d’autres, plus nombreux, s’exprimaient dans ces lieux disséminés du pouvoir, des changements pourraient avoir lieu. Mais comme celui qui constate l’anormalité de la norme attend toujours d’un autre qu’il le précède pour l’exprimer, ou ne pense même pas le faire en se rassurant que ça ne servirait à rien, peu de choses changent. Il est bien de défiler dans les cortèges de manifestants pour porter collectivement la contestation, mais il est tout aussi indispensable, si pas plus, d’oser porter la critique dans les lieux plus personnalisés que sont le travail, l’école, l’université, le quartier… mais le second demande certainement plus d’audace, là où il s’agit de se mettre en danger personnellement, avec le risque de ne recevoir de soutien de… personne.

Il est pourtant malheureux que les convaincus du dysfonctionnement ne portent pas plus nombreux leur analyse dans les assemblées concernées. Car on aurait là des foyers épars de contestation pouvant déboucher sur des changements plus globaux.

En résumé, refusons de taire la contestation, même au risque de demeurer seul!

A.P

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